jeudi 26 mars 2009

Extraits (de Plage de Manaccora 16h30)

4e de couverture

« Un immense rideau de fumée grise et noire s’élevait jusqu’au soleil, qui n’était plus qu’une petite boule rouge voilée, de grandes flammes folles longeaient les trois quarts de la plage maintenant plongée dans l’ombre, où des centaines de personnes abandonnées s’entassaient sur la dernière zone encore respirable, plus pour longtemps... »

Tout avait pourtant si bien commencé. Voltaire, écrivain quadragénaire, Oum sa femme, Géo leur petit garçon, étaient en vacances au bord de l’Adriatique, fin juillet. Insouciants, sous le soleil implacable. Survint le feu, puis la panique, la course, la lâcheté qu’on découvre en soi, le courage aussi s’il faut sauver les siens. On s’agenouille même au pied d’une Vierge étrangement posée sur une plage italienne. Philippe Jaenada revient à son meilleur : le portrait d’humains à la dérive, la vanité de leurs efforts, la beauté fragile de la vie. Un magnifique roman d’une drôlerie désespérée.

Contexte
Un article sur les feux de forêt dans les Pouilles au cours de l'été 2007.
Ma critique du livre ici

Quelques extraits choisis

Ah les souvenirs ! Ca me rappelle indirectement un truc de Joncour récemment cité ici
L’habitude, quand même, a aussi du bon, je me disais. Ca souligne les souvenirs. J’aime les souvenirs, c’est à peu près tout ce qu’on a de sûr, d’intime et dense, une collection précieuse, inaccessible, dedans : ils se polissent d’eux-mêmes sans qu’on y pense, et prennent, les bons comme les mauvais, une charge de douceur rassurante, lointaine, une enveloppe aimable. Ils restent là, on peut en profiter quand on veut. J’aime me revoir dans le passé, me rappeler ce que j’étais, ce que j’ai fait à tel endroit où je me trouve maintenant, plus vieux, je m’émeus tout seul, nouille. (P.16)
Contexte général
Je commençais (…) à comprendre que ce ne serait pas très différent trois cents mètres plus loin. On voit peu d’incendies s’interrompre brusquement au beau milieu d’une forêt, allez, j’arrête, c’est bon, vous pouvez revenir. Celui-ci continuerait naturellement à longer la plage jusqu’à l’autre extrémité, qu’il atteindrait en cinq ou dix minutes selon la force et la direction du vent, nous serions coincés là-bas dans l’eau, dans la fumée, et il ne nous resterait plus alors à vivre que le temps de retenir notre respiration – ce qui ne fait pas beaucoup quand on aime la vie. Enfin, pour l’instant c’était très simple, il suffisait de marcher vite et sans réfléchir. Une position somme toute assez confortable. (P.75)

Au restaurant devant un plateau de fruits de mer
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Rien…
- Mais pourquoi tu pleures ?
- Pour rien, ne t’inquiète pas, mange.
Sans vouloir être tatillon, ça n’allait pas comme réponse. J’avais faim, mais je ne me voyais pas enfourner tranquillement une bonne bouchée de mon feuilleté au chèvre pendant qu’elle fondait en larmes en regardant son bulot – le restaurant, c’est la jungle, c’est chacun pour soi. (P.80/81)
- (…) je t’assure, ça va, a-t-elle illogiquement hoqueté, les épaules secouées de spasmes pathétiques (…)
Si, quand une fille pleure à se noyer, ça va, le pire est à craindre, j’ai pensé. Je sentais bien qu’un truc clochait (mon flair légendaire) (…). (P.81)

Suit un délire sur de potentielles explications de ce déversement lacrymal.
Abandonnée bébé dans une crique par ses parents, elle avait été élevée par des coquillages pendant ses dix premières années, et n’assumait pas d’être à présent passée de l’autre côté de la barrière ? Ou plus simplement, elle avait eu un bulot quand elle était petite ? La dernière fois qu’elle avait mangé des bulots mayonnaise, c’était avec le grand amour de sa vie, un jeune pêcheur breton d’une beauté fascinante qu’une maladie rare et foudroyante avait emporté à vingt ans ? (sûrement, tiens. Le grand amour de sa vie, il est en face d’elle, et il n’a pas l’intention de se laisser emporter par quoi que ce soit). (P.82)


Un long extrait trouvé sur le net

Qu’est-ce que c’est, papa ?
Deux autres détonations – BAM ! BAM ! – très rapprochées. Les gens sur la terrasse se mettaient à bouger à droite et à gauche, agités comme des particules prisonnières. D’énormes boules de feu s’enroulaient sur elles-mêmes au-dessus des arbres.
– Papa ?
– C’est le gaz, a dit Ana Upla. Le gaz dans les maisons.
Le feu – BAM ! – a soudain surgi sur la butte en face de nous comme un tigre géant qui bondit, des bruits sont sortis de toutes les gorges, un homme – BAM ! – d’une soixantaine d’années en bleu de travail a jailli hors de la forêt avec le regard fou de celui qui brûle (mais il ne brûlait pas), il hurlait :– Al mare ! Al mare !
– PAPA !
Tout le monde s’est lancé dans la descente vers la mer, j’ai serré de toutes mes forces la main de Géo et nous nous sommes mis à courir, j’avais l’impression de le faire voler derrière moi mais il ne disait rien, il se concentrait pour faire mouliner ses petites jambes au maximum, soudain adulte – j’étais fier de lui et après vingt mètres je me suis aperçu que j’avais laissé mon sac matelot sur une chaise en haut, avec dedans tout ce qui nous restait, j’ai lâché Géo au milieu de la pente et j’ai fait demi-tour, il a poussé un cri de film d’horreur.
– C’est rien, ne bouge pas ! GEO ! ATTENDS-MOI LA ! NE BOUGE PAS !
Je suis remonté comme Carl Lewis en descente (je n’avais pas couru aussi vite depuis le cent mètres au Bac – j’avais terminé sixième sur huit, cela dit, j’ai toujours été nul en course (mais dans certaines situations, on n’est plus vraiment soi, on est celui qui est devant)), un mur de feu se dressait à cent mètres, dans mon dos mon fils pleurait et se déchirait les poumons à m’appeler, seul au monde. J’ai reconnu la voix d’Ana Upla derrière moi : « TANJA ! » – Tanja était restée sur la terrasse, paralysée par l’indécision, si elle descendait avec nous elle fuyait en abandonnant ses enfants et son mari dans le brasier, je l’ai rejointe et j’ai pris mon sac, plus bas Géo criait, submergé par les larmes et la panique, crucifié sur place.
– Tanja, viens, ne reste pas là !
– Descends, j’arrive.
Elle a paru se ressaisir, son regard s’est éclairci, mais au lieu de me suivre, elle est partie en courant vers l’intérieur du restaurant.
– Tanja !
– J’arrive !
Je l’ai vue disparaître derrière la porte vitrée (je ne pouvais pas m’élancer à sa poursuite, la ceinturer et l’emmener sur mes épaules comme un sac, elle est chez elle, elle est adulte, ses enfants et son mari sont peut-être encore près d’ici, quelque part dans le feu – j’aurais dû ?) et je me suis précipité dans la descente vers Géo dévasté qui se désintégrait – heureusement, Ana Upla était restée à ses côtés. Au passage, et malgré ma surprenante vitesse de course (qui rendait tout flou), j’ai jeté un coup d’oeil à notre belle voiture garée, que je laissais derrière nous avec son petit choc sur la carosserie à l’avant et son bouton de warnings cassé.

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