mercredi 21 janvier 2009

L'occupation (de Annie Ernaux)

Bonjour aux apeuré(e)s du quotidien
Bonjour à celles et ceux qui éprouvent des regrets amoureux
Bonjour aux jaloux/ses
Bonjour aux zotres

L'occupation, mince roman autobiographique d'Annie Ernaux, constituait le second volet de mon challenge de lecture de janvier. Mission doublement accomplie : pour moi puisque j'ai lu et chroniqué les deux livres que vous aviez choisis, mais aussi (et surtout !) pour l'auteure qui fait une fois de plus montre de son immense talent analytique et de son incomparable concision littéraire si efficace et belle à la fois.


Le sujet

Une femme rompt avec un homme par peur du quotidien et de l'engagement. Dès que celui-ci emménage avec une autre, la narratrice éprouve du regret pour cet homme et surtout une véritable obsession à l'égard de cette rivale inconnue.

Mon avis

Le talent d'Ernaux est de traiter avec une justesse extrême les situations les plus personnelles, transcendant ainsi la question de l'impudeur tant elle parvient à rendre universelles les émotions et les actions les plus personnelles. Dans les auto-fictions d'Ernaux on ne ressent pas le narcissisme geignard et nombriliste si pénible chez Angot et quelques autres.

Cela dit, le thème évoqué ici par Ernaux me touche moins que d'autres qu'elle a pu traiter antérieurement (l'enfance, l'adolescence, le rapport aux parents, la perte de la virginité, les clivages générationnels et culturels, la passion, etc.). Ici l'auteure évoque une obsession pour la femme qui l'a remplacée dans la vie d'un homme.

J'avoue que je m'attendais à un livre sur la jalousie mais ce n'est pas cela, c'est plus complexe, moins "basique" comme sentiment et je trouve que malgré ses évidentes qualités d'analyse, l'auteure est cette fois restée trop à la surface d'un sentiment très subtil, reposant sur des ressorts très complexes qui auraient sans doute mérité un portrait d'homme plus fouillé, plus consistant (il semble bizarrement moins réel que "l'autre"), quelques précisions et aveux supplémentaires pour être véritablement convaincant. On ne doute pas une seule seconde que la narratrice (l'auteure) a vécu ce qu'elle décrit mais en l'état, on ne parvient à s'y intéresser que par épisodes en fonction des bribes de souvenirs évoqués. Paradoxalement, ce point faible est sans doute aussi un point fort (voir paragraphe suivant) car, de fait, j'ai l'impression que l'auteure elle-même n'est pas totalement persuadée de son sujet.

Personnellement, j'ai ressenti ce livre comme une "curiosité" sur le thème "comment une femme intelligente et cultivée peut-elle agir ainsi" mais j'y ai surtout vu en filigrane l'aveu d'un cercle mi-vicieux/mi-vertueux (selon les points de vue) où la narratrice exacerbait ses propres émotions et regrets et s'en servait comme moteur pour sa création (une sorte d'auto-suggestion de souffrance au profit de l'auto-fiction littéraire). A mon avis, c'est là un sujet beaucoup plus passionnant que le thème central mais il n'est hélas qu'effleuré. J'espère qu'Ernaux consacrera un jour un roman au processus littéraire.

Restent de superbes pages empreintes de vérités sur les rapports hommes/femmes, sur l'implication envers les autres et envers soi-même. Ernaux est une magicienne des mots !

Quelques Extraits

Sans doute la plus grande souffrance, comme le plus grand bonheur, vient de l'Autre. Je comprends que certains la redoutent et s'efforcent de l'éviter en aimant avec modération, en privilégiant un accord fait d'intérêts communs, la musique, l'engagement politique, la maison avec un jardin, etc., soit en multipliant les partenaires sexuels, considérés comme des objets d'un plaisir détaché du reste de la vie. Pourtant, si ma souffrance me paraissait absurde, voire scandaleuse par rapport à d'autres, physiques et sociales, si elle me paraissait un luxe, je la préférais à certains moments tranquilles et fructueux de ma vie.
Même, il me semblait qu'ayant traversé le temps des études et du travail acharné, du mariage et de la reproduction, payé en somme mon tribut à la société, je me vouais enfin à l'essentiel, perdu de vue depuis l'adolescence. (P.54)

J'ai tout attendu du plaisir sexuel, en plus de lui-même. L'amour, la fusion, l'infini, le désir d'écrire. Ce qu'il me semble avoir obtenu de mieux jusqu'ici, c'est la lucidité, une espèce de vision subitement simple et désentimentalisée du monde. (P.62)

L'image de son sexe dans le ventre d'une autre femme survenait moins souvent que celle d'une vie quotidienne qu'il évoquait précautionneusement au singulier et que j'entendais toujours au pluriel. Ce n'étaient pas les gestes érotiques qui allaient le souder le plus à elle (cela se pratique continuellement et sans suite sur la plage, un coin de bureau, dans les chambres louées à l'heure), mais la baguette de pain qu'il lui rapportait pour le midi, les sous-vêtements mélangés dans le panier à linge sale, le journal télévisé qu'ils regardaient le soir en mangeant des spaghettis à la bolognaise. Hors de ma vue, un processus de domestication, lent et sûr, avant commencé de l'enserrer. A coups de petits déjeuners partagés et de brosses à dents dans le même verre, une imprégnation mutuelle qu'il me semblait porter sur lui, physiquement, de façon impalpable, un air de vague réplétion que la vie conjugale donne parfois aux hommes. (P.66/67)

Conclusion

Pas le meilleur Ernaux mais un excellent livre tant il est vrai que cette auteure ne publie jamais rien de raté, d'inutile ou de mièvre. Je conseillerais à celles et ceux qui n'ont encore rien lu d'elle de remédier à cela au plus vite en commençant par La Place qui fait incontestablement partie des livres qui m'ont le plus marquée.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Le premier Ernaux que j'ai lu, et qui a compté dans ma vie au point de participer à 2 ou 3 changements, c'est La femme gelée… que je conseille à celles qui s'embourbent un peu dans la vie de femme rangée au foyer…
L'occupation, comme tu le dis, et tu en parles assez bien je trouve, est une lecture qui fera du bien à celles qui s'empêtrent dans une jalousie-fictionnelle… Cette capacité des filles à broder, inventer, souffrir de leurs inventions. Il s'agit aussi d'amour-propre, quand il est infiniment blessé.
Je suis sensible aussi à cette autofiction qui n'a rien à voir avec le nombrilisme. Une impudeur qui n'est pas du narcissisme.
Mais je serai curieuse d'avoir un avis de lecteur…

Cécile Qd9 a dit…

Ah ! la femme gelée... pas mon préféré non plus. En fait les livres d'Ernaux sont tellement "justes" que je crois que même si on les aime tous ou presque, on préfèr ceux qui sont le plus en rapport avec nos propres expériences.

C'est vrai qu'un point de vue masculin sur le sujet particulièrement féminin traité dans l'Occupation serait intéressant même si, à un homme non plus (surtout à un homme ?), je ne conseillerais pas de commencer par celui-la.

A propos de son écriture, Ernaux a une formule que j'adore "l'écriture comme un couteau" et c'est vrai que c'est cette analyse quasi clinique, cette faculté à prendre la plume comme un scalpel qui préserve de l'impudeur.

Anonyme a dit…

Je le lirai un de ces jours, j'aime beaucoup la plume de cet auteur, sa finesse et son oeil juste.

Cécile Qd9 a dit…

@ liliba : tu ne seras pas déçue

Anonyme a dit…

As-tu vu que sortait une adaptation du livre (L'autre), avec dominique blanc dans le rôle principal… je suis curieuse du coup, et puis dominique blanc je l'aime beaucoup donc…

Pimprenelle a dit…

Pour ma part, je n'ai pas aimé du tout cette lecture! D'ailleurs, je ne suis allée au bout que parce que c'était très court, mais j'ai trouvé ça assez mal écrit, et rempli de clichés et banalités...
Tu peux trouver un article sur mon blog.