mercredi 30 janvier 2008

La Vacation (Martin Winckler)






Bonjour aux patientes
Bonjour aux vacataires
Bonjour aux zotres









Lorsque j'ai vu "La maladie de Sachs" au cinéma avec l'excellent Albert Dupontel dans le rôle du jeune médecin de campagne Bruno Sachs, je m'étais promis d'attendre quelques années et de lire le livre éponyme écrit par Matin Winckler.

J'ai découvert un livre important, beau, sensible, émouvant, profond et fort bien écrit avec la particularité très rare d'être rédigé à la 2e personne du singulier. Jusqu'à ce que j'ouvre "La vacation", je n'avais retrouvé ce parti pris qu'une seule fois, dans "La modification" de Michel Butor (que je vous conseille aussi au passage).


"La vacation" est le premier roman de Martin Winckler publié en 1989 et j'ai eu l'impression de lire un premier jet imparfait d'un futur chef d'oeuvre tant la forme et fond évoquent "La maladie de Sachs". Je conseille donc de ne pas découvrir l'oeuvre littéraire de Martin Winckler en commençant par ce livre.




Le sujet

Bruno est un jeune médecin. il assure une vacation et son rôle consiste à pratiquer des avortements. Ce roman raconte son quotidien, ses patientes, leurs difficultés et les siennes.


Mon avis

Il y a des romans qui marquent par leur style, il y a des romans qui marquent par l'histoire qu'ils racontent, il y a des romans qui marquent par le thème qu'ils évoquent et puis, 4e catégorie, il y a les chefs d'oeuvre qui marquent pour ces trois raisons à la fois mais ils sont rares. Je pense à Septentrion de Calaferte, Kaputt de Malaparte, la Place d'Annie Ernaux, l'écriture ou la vie de Jorge Semprun par exemple. "La vacation" appartient clairement à la troisième catégorie.

Ce livre est important et dérangeant à la fois.

Important parce qu'il touche à l'intime. Je suppose que la lecture qu'on peut en faire et les émotions qu'elle procure sont très différentes selon qu'on est un homme ou une femme, avec ou sans enfants, selon qu'on peut en avoir ou pas, qu'on en veuille ou pas, qu'on ait subi un avortement ou non... C'est une peinture pointilliste qui traîte d'un sujet difficile et douloureux sans faux semblant et montre par touches successives, par allusions distillées, à quel point l'accueil des femmes est peu humain. Un exemple qui m'a choquée et que je trouve significatif : Winckler décrit la salle où les avortements sont pratiqués. A l'arrivée des femmes, une poubelle se trouve déjà posée à terre au bout du lit d'oscultation entre les deux étriers où elles vont installer leurs jambes. Serait-il si difficile d'apporter la poubelle seulement après qu'elles ne allongées ? Serait-il si difficile de leur épargner de voir la dite poubelle ?

Dérangeant parce que l'auteur met une distance considérable entre le vacataire et ses patientes, entre ses personnages et les lecteurs/trices. A cet égard, l'emploi du "tu" qui m'avait paru tellement génial dans "La maladie de Sachs" m'a semblé ici une marque de distance artificielle et froide comme un spéculum. Le livre manque d'humanité, de compassion (l'auteur perçoit-il la présence de la poubelle comme je l'ai perçue ou n'est-ce pour lui qu'un élément du décor parmi les autres ?). Cette humanité est souvent suggérée mais je ne l'ai jamais vraiment perçue en profondeur. Les sentiments qui priment chez Sachs sont l'agacement, la colère et parfois le mépris. J'ai ressenti un malaise grandissant au fil des pages face à ce décalage entre le portrait précis et subtil du personnage de Sachs (point de vue littéraire très intéressant) et ce défilé d'ombres féminines à peine esquissées, présentées comme quasiment interchangeables, ce survol superficiel de drames humains dont le lecteur ne picore que des bribes sans que l'auteur souhaite s'y attarder.

Sur le fond, ce livre souffre à mes yeux de l'absence de ce petit supplément d'âme qui naît de l'amour de son prochain, en l'occurence de sa prochaine ou plutôt (car je ne doute pas que cet amour existe chez Winckler/Sachs) du refus de l'afficher. Si j'ai bien compris au cours de ma vie que la psychologie et l'empathie ne sont pas forcément des qualités qu'il faut attendre d'un membre du corps médical, ce sont celles que j'attends d'un écrivain surtout s'il s'attaque à un sujet aussi douloureux que celui de l'avortement.

Sur la forme, le roman n'est pas formidablement écrit (tout le monde ne maîtrise pas l'art subtil des parenthèses comme Philippe Jaenada) et, surtout, il est brouillon, souvent redondant. Certes, on comprend que cela est partiellement volontaire et symbolise l'aspect répétitif et pesant des vacations décrites et certainement vécues par Martin Winckler lui-même. On se dit toutefois qu'un d'éditeur plus sérieux n'aurait pas nui à la qualité finale de ce roman inégal où des pages magnifiques (sur l'écriture aussi !) et fortes cotoient hélas des moments franchement hasardeux. Il aurait permis d'améliorer le style, de restructurer un peu le texte et de gommer certaines répétitions.


Martin Winckler décrit par le menu plusieurs scènes d'avortement. En lisant la première, on se prend un immense coup dans le ventre. C'est incontestablement une des scènes les plus fortes qu'il m'ait été donné de lire (la pupart des autres se trouvent dans les quelques chefs d'oeuvre cités plus haut). Hélas, Winckler récidive au fil des pages et les descriptions suivantes (moins travaillées, plus superficielles), loin d'entretenir le choc initial ne font qu'affadir le propos, délayer les émotions. Très dommage.

L'auteur reste à la surface de son sujet notamment parce que son héros ne veut/peut pas s'impliquer. C'est tout le problème du manque de distance entre un auteur et son sujet dans le cadre d'un récit fortement autobiographique. Même s'il écrit à la 2e personne du singulier, Winckler est plus Bruno Sachs que le narrateur. Il aurait été plus intéressant de l'assumer car cela aurait au moins permis (peut-être) de pénétrer sur papier les méandres de l'esprit de ce jeune médecin faute de préciser les motivations et la psychologie des femmes, celles que Sachs appelle étrangement "les dames" (encore une preuve de distance et de dépersonnalisation dans l'emploi de ce terme suranné).

Sur le même sujet, il me semble finalement que "L'oeuvre de Dieu, la part du Diable" de John Irving est meilleur. Peut-être parce que l'auteur est moins impliqué, romancier et non médecin donc plus libre d'écrire (à la fois pour des raisons éthiques et personnelles).



Quelques extraits


Pages 94/95, l'exemple selon moi le plus caricatural de l'utilisation hasardeuse que Winckler fait des parenthèses. Les fidèles lecteurs/trices de ce blog savent que j'ai pourtant les yeux de Chimène pour ce signe de ponctuation dont je n'hésite pas à abuser et qui trône fièrement dans les titres de tous mes messages, (clin d'oeil à un certain P.J. ayant peu de rapport avec la police judiciaire).
Tu te détournes pendant qu'A. referme le fich-(clang ! Pas-la-peine-de-vous-cacher-on-vous-a-vue ! On coupe au discours de présentation vous a expliqué comment ça se passe, non? Alors je vous sait déjà, rien à apprendre de plus, pressée d'en finir)-tion des instruments. Tu vas au lava-(ouyayayay-maman-bobo ! Bravo l'antisepsie originale brevetée ministère de la Santé : on livre les opérateurs comme les homards, sortis de l'eau bouillante juste à point, si les microbes sont encore vivants avec çaaahhh- -) un long moment sous le filet (- - pfff l chair rouge. On va encore demander si l'a pas de l'eczéma le Docteur, Pourtant un Docteur ça doit savoir se soigner et que j'te regarde les mains avec satisfaction, c'est pas parce qu'on a mal quand on vient vous voir qu'on a pas le droit de se réjouir des petites misères de privilégié pas immunisé) tubulures graduées qu'elle dispose sur le drap (encore la moitié noircie par l'autoclave, carbonisées, comme ça peux rien voir.

Un de mes passages préférés du livre (P.190)
A présent tu te détestes d'avoir seulement imaginé que ce livre serait publié. Tous ces fantasmes sont indécents. Tu reardes les feuillets dépareillés avec un dégoût grandissant. Une idée insoutenable vient pour la première fois t'effleurer : ce que tu tentes d'écrire, as-tu le droit de le porter au jour ?
Les femmes qui se sont allongées sur la table, qui ont ouvert leur corps pour laisser passer tes instruments de tueur, l'ont-elles fait pour la gloire ? Ont-elles bu leur honte, leurs remords, leurs regrets à ton seul profit ?
Tu a beau ne citer aucun nom, tu as beau ne pas te souvenir des personnes dont tu as noté les réactions, dont tu racontes l'histoire, qui t'autorise ainsi à faire de ces secrets un spectacle ?
La douloureuse vocation de l'artiste comme témoin est une bien piètre justification. Tu n'es pas Picasso peignant Guernica. Tu t'es porté un jour volontaire à une tâche. On te paie pour l'accomplir. Personne ne demande à connaître tes états d'âme.
Et puis, tu es médecin... "Admis à l'intérieur des maisons, mes yeux ne verront pas ce qui s'y passe, ma langue taira les secrets qui me seront confiés..."

Un aphorisme intéressant sur l'écrire (P.246)
Ecrire c'est tuer quelque chose en soi pour pouvoir continuer à vivre.




Conclusion
Je comprends que l'on puisse être "pour" ou "contre" l'avortement mais, selon moi, le droit à l'avortement, lui, ne se discute même pas (lire sur le sujet le chapître édifiant du "Deuxième Sexe" de Simone de Beauvoir. "La vacation" est donc un témoignage important voire essentiel mais c'est une déception sur le plan littéraire et humain. Je reparlerai bientôt de "La Maladie de Sachs" qui, lui, est un livre exceptionnel à tous points de vue, à classer définitivement dans la 4e catégorie évoquée plus haut, celle des chefs d'oeuvre.

P.S.1 : site personnel de Martin Winckler
P.S.2 : J'apporterai ce livre lors du dîner livres échanges du jeudi 07/02

3 commentaires:

Anonyme a dit…

D'accord avec toi concernant "La maladie de Sachs". Je te conseille aussi "Les trois mousquetaires", sorti après mais qui raconte les études de Sachs et de ses amis futurs médecins. Et dans lequel, j'avais trouvé qu'il avait une belle façon d'utiliser les parenthèses :)

Anonyme a dit…

Je voulais dire "Les trois médecins" !!!! Les références aux mousquetaires de Dumas sont assez nombreuses dans le livre mais il s'agit bien de médecine.

Robsession a dit…

Je ne suis pas du tout d'accord avec cette analyse. La forme est au contraire très travaillée - pas forcément très appréciable dans les recours quelque peu torses aux parenthèses - et, quand elle ne l'est pas, ce n'est pas des passages à vide qu'il faut commenter mais plutôt se demander pourquoi. A mon sens, cette oeuvre est clairement binaire
- une première partie très médicalisée, une écriture dénuée d'émotion qui donne justement énormément d'émotion à un lecteur : la première description hyper-détaillée de l'IVG par exemple
- une seconde partie très émotionnelle : la folie logorrhéique et interne de Sachs.

De fait, je pense que l'écriture est en adéquation avec le fond :
- des parenthèses loufoques et qu'on penserait malvenues à une première lecture tant elles coupent tout, n'importe quand et n'importe comment, doublées d'une autoritas très présente correspondraient à la folie de Sachs
- une écriture beaucoup plus sobre, pour une partie plus axée sur la technique médicinale .


Par ailleurs, plusieurs descriptions des IVG telle la première ( tellement forte, il es vrai) aurait accentué un côté médicalisé qui n'est, à mon sens, pas le coeur du roman.