mercredi 25 février 2009

Extraits de La Peau (de Curzio Malaparte)

Bonjour aux amoureux/ses des proses belles et marquantes
Bonjour aux zotres


Hier je mettais en ligne un bla-bla élogieux consacré à KAPUTT et à LA PEAU, deux chefs d'oeuvre signés Curzio MALAPARTE. Voici quelques extraits du 2e.


Les uniformes du Corps Italien de la Libération étaient de vieux uniformes anglais, couleur kaki, cédés par le Commandement britannique au maréchal Badoglio, et reteints, peut-être pour essayer de cacher les taches de sang et les trous des balles, en vert sombre couleur de lézard. C'étaient, en effet, des uniformes enlevés aux soldats britanniques tombés à El Alamein et à Tobrouk. Dans ma tunique on pouvait voir les trous de trois balles de mitrailleuse. Mon tricot, ma chemise, mon caleçon étaient tachés de sang. Mes chaussures mêmes avaient été enlevées au cadavre d'un soldat anglais. (...) Notre amour-propre de soldatsvaincus était sauf : désormais nous combattions aux côtés des Alliés, pour gagner leur guerre après avoir perdu la nôtre. Il était donc naturel que nous fussions revêtus des uniformes de ces mêmes soldats alliés tués par nous. (p.18/19)


Des femmes livides, défaites, aux lèvres peintes, aux joues décharnées, couvertes d'une croûte de fard, horribles et pitoyables, se tenaient au coin des rues, offrant aux passants leur misérable marchandise : des garçons et des petites filles de huit ou dix ans, que les soldats marocains, hindous, malgaches, palpaient en relevant les robes ou en glissant leur main entre les boutons des culottes. Les femmes criaient "Two dollars the boys, three dollars the girls !""Tu aimerais, dis, une petite fille à trois dollars, disais-je à Jack.- Shut up, Malaparte.- Ce n'est pas cher après tout, une petite fille pour trois dollars. Un kilo de viande d'agneau coûte bien plus cher. (...) Trois dollars font à peine trois cents lires. Combien peut peser une fillette de huit à dix ans ? Vingt-cinq kilos ?(...)Les prix des fillettes et des petits garçons étaient tombés depuis quelques jours et continuaient à baisser. Tandis que les prix du sucre, de l'huile, de la farine, de la viande, du pain, étaient montés et continuaient à augmenter, le prix de la chair humaine baissait de jour en jour. (...) La raison d'une telle baisse de prix de la chair humaine sur le marché napolitain dépendait peut-être du fait que, de toutes les régions de l'Italie méridionale, les femmes accouraient à Naples. Pendant les dernières semaines, les grossistes avaient jeté sur le marché d'importantes livraisons de femmes siciliennes. Ce n'était pas que de la viande fraîche mais les spéculateurs savaient que les soldats nègres ont des goûts raffinés, et préfèrent la viande pas trop fraîche. (p.25/26)


Les rapports du Consul royal d'Italie à Hambourg racontaient des faits terrifiants. Les bombes au phosphore avaient mis le feu à des quartiers entiers de cette ville faisant de nombreuses victimes. Jusque-là rien d'extraordinaire : même les Allemands sont mortels. Mais des milliers et des milliers de malheureux, ruisselants de phosphore ardent, dans l'espoir d'éteindre le feu qui les dévorait, s'étaient jetés dans les caneaux, qui traversent Hambourg en tous sens, dans le port, le fleuve, les étangs, jusque dans les bassins des jardins publics ou s'étaient fait recouvrir de terre dans les tranchées creusées ça et là sur les places et dans les rues pour servir d'abris aux passants en cas de bombardement.Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l'eau jusqu'à la bouche, ou ensevelis dans la terre jusqu'au cou, ils attendaient que les autorités trouvent un remèdequelconque contre ce feu perfide. Car le phosphore est tel qu'il se colle à la peau comme une lèpre gluante, et ne brûle qu'au contact de l'air. Dès que ces malheureux sortaient un bras de la terre ou de l'eau, le bras s'enflammait comme une torche. (...) les flammes semblables à des serpents de feu, se réveillaient aussitôt et rien ne parvenait à arrêter la morsure de cette lèpre ardente. (p.142/143)


(...)Les plus courageux et les plus patients étaient les enfants. Ils ne pleuraient pas, ne criaient pas mais tournaient autour d'eux des yeux clairs pour regarder l'effroyable spectacle, et souriaient à leurs parents, avec cette merveilleuse résignation des enfants qui pardonnent à l'impuissance des grandes personnes et ont pitié d'elles qui ne peuvent pas les aider. (p.144)


Aujourd'hui on souffre et on fait souffrir, on tue et on meurt, on fait des choses merveilleuses et des choses terribles, non pour sauver son âme mais pour sauver sa peau. On croit lutter et souffrir pour son âme, mais en réalité on lutte et on souffre pour sa peau, rien que pour sa peau. Tout l reste ne compte pas. C'est pour une bien pauvre chose qu'on devient un héros, aujourd'hui ! (p.171)


C'était comme une ombre noire, comme l'ombre d'un cheval noir, qui errait incertaine ça et là à travers la steppe. Tantôt elle s'approchait prudemment du village, tantôt s'éloignait craintive. Quelque chose comme l'aile d'un oiseau nocturne eflleurait les arbres, les chevaux, les chiens errant autour du village : aussitôt leur couleur devenait sombre, se teignait de nuit. Les voix des hommes et des animaux semblaient des lambeaux de papier nuir volant dans l'air rose du crépuscule. (...)"C'est peut-être l'ombre de la nuit, dis-je, qui teint de noir le vent." (...)Et ils m'apprirent à reconnaître la voix du ciorni vetier, son odeur, sa saveur. Ils prenaient un agneau dans leurs bras, soufflaient sur sa laien noire et les racines blanches de sa toison apparaissaient. (...) Un veillard déterra avec ses ongles une pierre blanche enfouie dans le terreau, la jeta dans le fleuve du vent : elle tomba comme une étoile éteinte, une noire étoile sombrant dans le clair courant du jour. J'appris ainsi à reconnaître le vent noir à son odeur, qui est celle de l'herbe sèche, à sa saveur, amère et forte comme celle des feuilles du laurier, et à sa voix, qui est merveilleusement triste, pleine d'une profonde nuit. (p.202/203


Le soleil était déjà haut. L'air s'épaississait peu à peu, un voile de cendre grise obscurcissait le ciel, et sur le front du Vésuve se coagulait un nuage couleur de sang, blessé de flèches vertes. Le tonnerre grondait au loin, au-delà du mur noir de l'horizon, crevassé d'éclairs jaunes. (p.347)


- Les jolies femmes qui m'attendent ce soir, ce sont les petites-filles de celles qui atendaient Stendha, dit Pierre Lyautey qui avait beaucoup de relations dans la société féminine de Rome, et comptait souper ce soir au Palais Colonna.J'écoutais, ému, ces voix françaises, ces mots français qui volaient doucement dans l'air, cet accent rapide et léger, ce rire fin, affectueux, propre aux français. Et je me sentis rempli de honte et de confusion, comme si c'était ma faute si la coupole de Saint-Pierre n'était pas la tour Eiffel. J'aurais voulu m'excuser auprès d'eux , essayer de les persuader que je n'y étais vraiment pour rien. J'aurais préféré moi aussi, à ce moment-là (car je savais que cela les eût rendu heureux), que cette ville là-bas, au fond de l'horizon, ne fût pas Rome, mais Paris. (p.358)


(...) Le Saint-Père avait lancé par radio un message au Commandement allié, exprimant le désir que la Division marocaine fût arrêtée aux portes de la Ville Eternelle."Le Pape a tort, ajouta en riant le général Guillaume : s'il accepte d'être libéré par une armée de protestants, je ne vois pas pour quelle raison il ne voudrait pas des musulmans parmi ses libérateurs. (p.360)


J'étais las de voir tuer les gens. Depuis quatre ans je ne faisais que voir tuer les gens. Voir mourir les gens est une chose, les voir tuer en est une autre. On a l'impression d'être du côté de ceux qui tuent, d'être soi-même l'un de ceux qui tuent. J'étais las, je n'en pouvais plus. Maintenant, la vue d'un cadavre me faisait vomir : vomir non seulement de dégoût, d'horreur, mais aussi de rage, de haine. Je commençais à haïr les cadavres. La pitié ayant cessé, la haine commençait. Haïr les cadavres ! Pour comprendre dans quel âbime de désespoir peut tomber un homme, il faut comprendre ce que signifie haïr les cadavres. (p.402)

1 commentaire:

Anne-Sophie a dit…

Sur un malentendu que je n'ai pas regretté, j'ai lu "La Peau" il y a déjà quelque temps. Je ne pourrais pas mieux exprimer comment on rencontre un auteur aussi dense. Savais-tu qu'il a été adapté par Liliana Cavani avec Mastroianni dans le rôle de Malaparte ? Le film est très réussi par sa restitution d'une atmosphère de fin de civilisation.
J'inscris de ce pas "Kaputt" sur ma "to read list".